nowthinking
15.07 2013

Avant, j’étais designer…

Avant, j’étais designer... Depuis l’invention du « design thinking », il paraît que j’ai un cerveau.

 

En réalité, rien n’a changé pour nous, designers, sauf que nous sommes de mieux en mieux perçus comme des professionnels de la résolution de problèmes. Et que beaucoup d’entre nous assument de mieux en mieux d’être les artisans de l’innovation.

Les designers sont les hommes et les femmes de l'innovation.

Ils savent dessiner ce chemin méthodologique et collaboratif qui emmènera toute l’entreprise vers son modèle de demain. Or c’est de l’innovation que dépend en grande partie la compétitivité. Alors pourquoi, alors qu’ils sont au cœur du réacteur de la compétitivité française, les entreprises françaises les sous-exploitent-elles ? Le taux d'utilisation du design par les entreprises françaises au niveau stratégique est parmi les plus faibles en Europe, à peine 40% ! (à voir notamment dans une étude conduite par l’APCI, la Cité du design et l’Institut Français de la Mode pour le compte du ministère de l’Économie, de l’Industrie et de l’Emploi en 2010). Le constat n'est pas nouveau, mais il devient de plus en plus préoccupant pour notre compétitivité. L'enjeu de la meilleure compréhension de leurs apports et de leur intégration dans l’entreprise est donc de taille !

Je reviens un instant sur l’innovation avant de parler de ses artisans. Il y a innovation quand un marché existe autour d’une idée. Quand les gens s’approprient l’idée. Sinon cela demeure une simple idée. Je rejoins l'analyse qu'en fait le rapport Beylat-Tambourin "Dynamiser la croissance des entreprises innovantes" commandé par le ministère du redressement productif : l'innovation réussie, celle qui assurera la croissance de l'entreprise, est "un processus [à l'issue duquel sont] créés des produits, des services ou des procédés nouveaux qui font la démonstration qu’ils répondent à des besoins (marchands ou non marchands) et créent de la valeur pour toutes les parties prenantes. […] [L’innovation] se constate par le succès commercial (ou sociétal) qu’elle rencontre […]".
On le sait, déposer des brevets ne garantit pas un succès commercial, pas plus qu'inventer une nouvelle offre ne répond nécessairement à un besoin.

La réussite de l'innovation et de sa mise en place au sein de l'entreprise repose de mon point de vue sur 5 composantes principales :

- la capacité à mettre en place une démarche méthodologique scientifique et imparable qui accompagnera les acteurs, balisera la découverte de nouveaux territoires. Car si l’innovation ne se décrète pas, il est certain que l’on peut créer les conditions de l’émergence de l’innovation. Je suis frappé de constater à quel point il y a un décalage entre l’importance stratégique de l’innovation et le manque de professionnalisme pour la cultiver.

- l'aptitude à capter et comprendre l'évolution d'un usage : quoi, pour qui, à quel rythme, pour faire quoi…Car les usages aujourd’hui et les besoins profonds des utilisateurs et consommateurs sont le terreau de l’innovation. Regardez à ce sujet cette amusante vidéo, qui imagine comment l'invention de la roue aurait pu être réduite à néant par un focus group… Heureusement pour l’histoire de l’humanité, la roue est née d’une observation avisée de quelques ancêtres innovateurs !

- la capacité à projeter des solutions d’expériences idéales. Lorsque les usages actuels sont clairement compris, il convient de concevoir alors les expériences idéales pour demain. Et de se concentrer seulement sur la notion d’expérience de nos utilisateurs. Car c'est cette posture qui évite de s’enfermer dans des contraintes de marque, de production, d’organisation qui nous éloignent des opportunités. Elle nous évite aussi de passer à côté d'innovations de rupture !

- la capacité à incarner, à montrer à voir une solution tangible. Qu’il s’agisse d’un objet, d’un espace réel ou virtuel, d’un service.

- la capacité à mobiliser les compétences et les volontés dans l'entreprise car l’innovation effraie et les résistances internes au changement sont finalement l’entrave au succès. La clé : il faut donner le goût de l’innovation !.

Pour mettre en place les conditions de réussite de l’innovation dans l’entreprise, la volonté managériale, pour indispensable qu'elle soit, ne suffit à mon sens pas. L'entreprise a besoin de professionnels disposant de compétences spécifiques.

Oui, le designer est le praticien de l'entreprise qui fait la synthèse de ces 5 compétences nécessaires à l'innovation. Il maîtrise l'équation en 5 temps nécessaire à la génération de l'innovation :

1/ comprendre les questions stratégiques et mettre en place une méthodologie adaptée. Son métier est de résoudre des problèmes. Il est formé spécifiquement pour cela. Ses méthodes itératives et son raisonnement abductif facilitent la résolution rapide et non dogmatique des problèmes. Il sait qu’il ne peut pas travailler seul.

2/ sonder la société en acquérant des connaissances objectives sur l’évolution des usages le plus en amont possible, auprès des professionnels des sciences humaines

3/ scénariser l’expérience idéale pour les utilisateurs pour définir l’épicentre de l’innovation, et construire la vision stratégique qui la portera.

4/ incarner en concevant et prototypant la solution à court, moyen et long terme pour donner un cap et les étapes pour l’atteindre.

5/ mobiliser en expliquant pourquoi on doit faire cela pour nos futurs consommateurs, en stimulant et en rassemblant autour d’une matière qui donne envie de changer.

Je lisais récemment un article posant la question du "designer, ingénieur ou artiste ?" La question montre à quel point notre vision est conditionnée par un siècle de productivisme taylorien. Le rôle du designer ne s'arrête pas à sa perception habituellement épandue de dessinateur. Cela pourrait se résumer en la célèbre phrase du Design Council : "design the right thing, then design the thing right"

- the right thing, car son point de départ pour concevoir la "bonne" chose est "pour qui ?",
- the thing right, car il cherche à concevoir la solution correctement, avec justesse, avec élégance afin que cela réponde vraiment à l’aspiration de l'utilisateur.

La posture, les savoirs et les outils des designers leur sont propres et uniques.

Mon expérience montre que l’innovation réussie naît de méthodes scientifiques. Les designers travaillent de façon itérative et dynamique pour résoudre les problèmes. Ils font l'aller-retour incessant entre la stratégie, les concepts et leurs conditions de mise en œuvre jusqu'à raffiner la solution et aboutir à l'évidence pour l'utilisateur et l'entreprise : la nouveauté qui sera naturellement adoptée dans les usages.

Les itérations sont naturellement au cœur du processus du designer, non pas en prenant en compte les contraintes suite à la définition d'un concept, ce qui déboucherait inévitablement sur des "béquilles", mais en les intégrant dans sa vision. Ces itérations participent de la validation des enseignements (base du raisonnement abductif), et permettent de mobiliser sur le projet commun tous les acteurs dans le contexte d'entreprise par essence évolutif. Cela présente l'avantage pour l'entreprise de travailler sur un mode souple, léger, avec des progrès mesurables à tout instant. Et que tous peuvent s’approprier en cours de projet !
Les designers appliquent un raisonnement abductif qui, selon la définition de Brigitte Borja de Mozota, permet de suggérer des concepts nouveaux, valides et robustes, élaborés selon une méthodologie scientifique d'observation complexe. Il s'oppose en cela aux raisonnements déductif (élaborant des prédictions issues d'un paradigme reconnu) et inductif (élaborant des lois à partir de faits observés).

Ensuite, pour être en mesure d'innover, il faut comprendre avec finesse et en profondeur le quotidien des utilisateurs. La démarche du designer repose pour cela sur la collecte d'information objective auprès des sciences humaines.

Les designers "savent qu'ils ne savent rien". Ils ne s’improvisent pas analystes ou chercheurs, ils ne décrètent rien au doigt mouillé. Ils vont chercher leur matière première auprès de leurs meilleurs alliés, les hommes et les femmes de sciences humaines qui observent les mutations des structures sociales, des modes de vie des Hommes et de leurs usages. Sur cette somme complexe de connaissance, les designers effectuent une analyse structurée de ce que j'appelle les "épicentres" des expériences. Il s’agit des éléments saillants qui font le plus sens dans l’expérience vécue par les hommes aujourd’hui. C’est grâce au dialogue avec les sociologues, ethnologues et ergonomes que le designer parvient à capter et comprendre l'évolution d'un usage précis.

Le designer se distingue d’ailleurs en cela des démarches d’ingénierie et de marketing. L'ingénieur a pour objectif d’inventer et d’industrialiser, ie de reproduire une opération sans variation ; l’autre d’imaginer de nouvelles offres pour ses consommateurs actuels (je reviendrai sûrement un jour sur l’incapacité des études marketing basées sur le déclaratif à révéler les manques et besoins réels, et donc à bâtir les nouvelles offres impactantes de demain).

L'innovation naît de la synthèse de signaux multiples, souvent incohérents, ainsi que d'interactions avec des acteurs très différents. Les designers savent évoluer dans la complexité et l’appréhender pour la modeler. Ils mettent en évidence et représentent de façon simple, juste et intelligible le contexte tant que la vision, il s'agit d'un atout stratégique pour l'entreprise !

De la même façon que la pensée est intimement liée au langage, la démarche du designer ne peut se concevoir sans la représentation. Celle-ci est au cœur de sa méthodologie pour la retranscription de l'observation (extraire un "pattern" d'un apparent chaos), la scénarisation de l'expérience (représenter l'immatériel) et la fédération des énergies autour d'un projet en mettant en œuvre des processus de représentation et de communication.
Les méthodes de représentation sont pour cela extrêmement variées et adaptées selon l'objet et l'information recherchée, qu'il s'agisse de vidéo, de croquis, de bandes dessinées, de prototypes etc. mais dans tous les cas le langage sera visuel et juste.
A noter que par "juste" j'entends : exact et précis, adapté au contenu et à l'interlocuteur, non déformant et sans jugement.

Les designers conçoivent avant tout l'expérience d'usage qui résout concrètement un problème : le produit ou le service innovant en découlera après.

Le designer travaille à partir des observations des ethnologues sur des scenarii d'usage. Il y « donne à voir » les usages actuels et leurs irritants, leurs limites, sous forme de reportages illustrés. Il conçoit ensuite des scénarii d’expériences d’usage idéales, qui résoudront les problèmes. Tout l’enjeu est de refuser le plus longtemps possible l'apparition de la solution (qu'elle soit un objet ou un service, d'où des propositions qui peuvent parfois paraître iconoclastes, donc rupturistes)… Notre principale difficulté en tant que designers consiste à repousser le plus tard possible ce basculement du "quel problème résoudre et pour qui" au "comment j'innove" ! A ce stade, le designer reste focalisé sur son objectif stratégique en veillant à ne pas l’altérer avec des faux problèmes.

En somme, la présence du designer est salutaire pour l'entreprise en quête d'innovation :

* Elle permet à l'entreprise d'aborder la révolution non pas industrielle mais expérientielle en cours.
* Elle assure la collaboration d'un professionnel de l'innovation qui aura à cœur d'être un "passeur" pour la mutation de l'entreprise et lui (re)donnera le goût de l'innovation…
* Elle inscrit l'entreprise dans une culture et une société : le designer se nourrit des différentes humanités et cultures et aide l'entreprise à vivre ses mutations sociales, économiques, de marché...

Nous avons en France un savoir-faire exceptionnel en matière de design appliqué à l’entreprise… à nous tous, designers et entrepreneurs,  d'en tirer parti le mieux possible, pour la compétitivité de nos entreprises !



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publié le 15/07/2013 à 04:21
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