Disruption_FR
19.06 2014

L’innovation de rupture : mythe ou réalité ?

Si la rupture est réelle pour les industriels innovants qui changent de modèle, il n’en est rien pour leurs utilisateurs. Songez-y : pouvez-vous avancer un exemple d’innovation qui soit né d’un terrain vierge et qui ait rompu radicalement avec les habitudes des hommes ?

Lorsque Gutenberg invente l’imprimerie au XVème siècle, il agrège trois éléments : le papier, venu de Chine 2 siècles plus tôt ; la presse des vignerons et des artisans, qu’il perfectionne ; et les caractères typographiques en plomb dont Gutenberg, orfèvre, améliore l’alliage. Il révolutionne la production des écrits. Ce faisant, il accélère la diffusion des idées. Mais pour autant, il ne rompt pas avec l’habitude de lire. L’invention de l’imprimerie est une innovation de rupture pour les moines mais pas pour les fidèles, lecteurs de sa Bible.

Du côté des entreprises, l’innovation peut être une rupture. Lorsqu’un business model ne fonctionne plus, il est évidemment stratégique d’en changer. Si elle est salutaire à long terme, cette transformation peut être fracassante. Elle peut s’opérer dans la douleur pour ses hommes, salariés comme dirigeants. La rupture est imposée par l’évolution du contexte concurrentiel, social, économique ou écologique. Elle n’est pas choisie. Qui voudrait rompre ?

Du côté des utilisateurs, des clients et des citoyens, il n’y a jamais qu’une évolution choisie donc douce. Les innovations sont adoptées lorsqu’elles améliorent l’existant : plus de confort, plus de rapidité, plus de plaisir que l’usage habituel. La paresse naturelle des hommes fait qu’ils n’appellent pas de changement radical de leurs vœux. Vus de loin, ils semblent faire évoluer leurs usages en profondeur. Zoomez, et vous verrez qu’ils avancent pas à pas. La rupture perçue par les industriels est en réalité une continuité logique entre des formes d’usages qui mutent naturellement.

Comme dans le vivant, l’innovation est le fruit d’une lente évolution. Il existe une véritable généalogie des usages. Jean-François Bassereau l’a bien montré pour les produits, il en est de même pour les usages : chaque « famille » d’usages est issue d’usages « parents ». Ils sont similaires ou exercent une influence sur le nouveau. Il n’y a pas d’apparition ex nihilo de nouvelle espèce dans la nature. Il n’y a pas d’usage qui apparaisse dans la vie des hommes qui ne soit « enfant » d’habitudes précédentes. Quand la tablette apparaît, c’est un archétype nouveau pour les industriels concurrents d’Apple. Pour ses utilisateurs, c’est une continuité sans rupture car la tablette est l’enfant de deux usages préexistants. Son père est l’usage de l’ordinateur. Sa mère est l’habitude de la mobilité. Ensemble, ils font émerger le besoin d’emporter son ordinateur dans sa cuisine pour suivre une recette nouvelle.

Pour les industriels, « l’ouragan perpétuel » de la création est destructeur. Alors plutôt que de se préoccuper d’innovation brutale lorsqu’il est trop tard, mieux vaut anticiper sur les usages et s’organiser structurellement pour bâtir en permanence des innovations douces. Les médecins chinois savent bien que les opérations sont violentes. Ils préfèrent prévenir la maladie en prescrivant des changements sanitaires aux organismes : alimentation, activité physique… Pour les entreprises, la stratégie de l’innovation sans douleur consiste à anticiper les habitudes de ses futurs clients en permanence. La meilleure technique, à ma connaissance, est de l’aborder par l’observation ethnographique des usages et de leurs mutations. Comme le font les médecins chinois qui observent leurs patients. L’anticipation permet de faire évoluer son offre régulièrement, progressivement et de façon robuste pour garantir la production de résultats pérennes.

Certaines entreprises en difficulté rêvent de cet eldorado que serait une rupture. L’effet d’annonce serait saisissant mais la casse sociale et économique ô combien profonde. Or il n’est pas nécessaire de se faire du mal pour réussir sa transformation ! L’innovation réussie est l‘antithèse de la rupture, elle s’installe naturellement, pas à pas, année après année. Le salut n’est pas médiatique : il se cache derrière des mesures sanitaires d’anticipation.

De votre côté, pensez-vous qu’il existe-t-il des ruptures véritables ? Dans la nature par exemple ? Le hasard fait-il bien les choses ? Organise-t-il l’innovation de façon viable et durable ?



5 thoughts on “L’innovation de rupture : mythe ou réalité ?

  1. admin dit :

    Bonjour et merci pour cette réaction.

    Au sujet de votre première remarque, vous avez raison de noter que notre quotidien intègre des nouveautés. Mais ce ne sont pas des ‘intrus’, nous ne les subissons pas (pas pour l’instant). Et il n’y en a pas plus qu’au début du vingtième siècle, pas plus qu’au début du dix neuvième siècle…
    Il y a, comme toujours, des outils adaptés aux besoins du moment. Internet est un outil adapté pour un monde où la population est en croissance forte, pour un monde de plus en plus sophistiqué, pour pouvoir mieux l’appréhender…
    A l’inverse, il y a d’autres usages qui ralentissent. Ça équilibre. C’est rassurant.

    Le biomimétisme est une voie séduisante. Ce n’est pas nouveau, les designers et les architectes puisent dans cette discipline au moins depuis les années 60 (voir les structures de Richard Rogers par exemple). L’important est de ne pas perdre les ‘espèces’ référentes. Si non, nous n’aurons plus de sujet d’inspiration. Et peut-être plus la capacité d’inventer et de mettre au point des solutions aussi performantes…
    Mais l’homme est toujours plein de ressources et il y a d’autres scénarios possibles… Cela fera l’objet d’un futur article.

  2. Olivier Floch dit :

    Merci pour cet article très inspirant sur lequel il y aurait beaucoup de choses à dire tant le domaine de l’innovation est en pleine ébullition aujourd’hui. Je me limiterai aux deux remarques suivantes :
    Je suis d’accord avec vous pour constater que « l’innovation réussie est l’antithèse de la rupture » en tout cas pour les usagers; toutefois nous assistons depuis quelques décennies à l’intrusion accélérée, dans notre vie quotidienne, d’ innovations lourdes : qui aurait pu imaginer il y a 20 ans la place occupée aujourd’hui par internet, qui aurait pensé il y a à peine 10 ans que le smartphone deviendrait notre fidèle compagnon, qui aurait cru il y a 2 ans que l’imprimante 3D pourrait fabriquer des pièces de rechange pour le corps humain ou des maisons quasi-complètes? L’avènement des nouvelles technologies dans la vie de Monsieur tout le monde et son adoption massive par les usagers, si elle démontre évidemment le savoir-faire technique et marketing des industriels, révèle surtout les formidables capacités d’adaptation de l’espèce humaine à la nouveauté qui, il faut bien le reconnaître, à l’exception de quelques réfractaires et quelques usages déviants, constitue pour elle une source de progrès (services multiples, accès facilité au savoir et à la connaissance,…). Pour faire un lien avec la nature, force est de constater que, malgré son degré élevé de résilience, elle a de plus en plus de mal à s’adapter aux agressions croissantes que lui fait subir son espèce la plus « évoluée », je parle bien sûr de l’être humain.

    Mais là où l’histoire devient passionnante, et il s’agit là de ma deuxième remarque, c’est que l’on assiste à l’avènement d’une discipline dont la finalité est l’innovation, qui pourrait non seulement sauver notre planète, qui file un bien mauvais coton, mais aussi réconcilier l’homme avec ce qu’il a de plus précieux, à savoir la nature. Je veux parler du biomimétisme dont la vocation est justement de s’inspirer de la nature à travers toutes ses composantes (espèces animales, végétales et écosystèmes) pour concevoir des innovations durables (justement …) en partant du principe que tous ces éléments naturels qui nous entourent aujourd’hui ont su s’adapter aux multiples traumatismes que la terre a subis depuis 3,8 milliards d’années, correspondant à l’arrivée de la première bactérie à sa surface, et donc à la vie! Et la combinaison des nouvelles technologies avec l’observation de plus en plus poussée de la nature pourrait ouvrir un champ de découvertes (de rupture ?…) innombrables et que l’on ne soupçonne pas encore!

    A votre disposition pour approfondir cette réflexion qui ne doit pas laisser insensible le designer, attentif aux comportements de ses semblables, que vous êtes.
    Bien cordialement

  3. Fabien Agon dit :

    Merci Christophe pour ce très bel article encore.
    Je retiens surtout et je confirme par expérience ces deux mots : innovation douce.
    Parfait résumé, alors bonne continuation.

  4. admin dit :

    Effectivement. A ma connaissance, c’est certainement un acte ultime en matière de mutation.
    Nous verrons certainement se construire des lignées cohérentes, itératives sur le cheminement de ce sujet.
    Sujet de tensions qui j’espère seront positives.
    A suivre, donc, tout au long du 21ème siècle…
    Merci pour votre remarque,
    Christophe Rebours

  5. Arnaud Gonguet dit :

    Des ruptures véritables, peut être le génie biologique peut-il en apporter… En rendant possible ce qu’on ne pouvait même pas imaginer, en changeant le programme interne de l’homme. La PMA pour commencer? Bon, on pourra dire que ce que l’on créé, à part un improbable hasard, on l’imagine bien à un moment. La PMA vient du désir divin de dépasser les contraintes biologiques. Mais à ma connaissance ce désir était pur, ne correspondait à aucune pratique concrète, hors pensée magique.
    En dehors de ce cas, je suis d’accord avec l’article. Mais ce cas n’est pas tout à fait anecdotique…

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